LE SLIP FRANÇAIS : doit-on se réjouir que le droit du travail ne protège plus la vie privée ?
Les faits sont désormais aussi connus qu'établis. Deux salariés de "l'entreprise culottée" LE SLIP FRANCAIS, entreprise éthique fondée en 2011 et qui emploierait aujourd'hui 200 salariés dans 45 ateliers, se sont filmés durant une soirée sur le thème "Viva Africa" l'une arborant une blackface, l'autre déguisé en singe, et se déhanchant de manière ridicule sur le titre "Saga Africa" provoquant l'hilarité des autres participants.
Une "simple soirée entre potes" selon les termes de l'une des protagonistes, qui se déclare par ailleurs "désolée" que "cela (ait) mal été interprété", qui a surtout déclenché une véritable tempête sur les réseaux sociaux, les internautes n'hésitant pas à réclamer au SLIP FRANÇAIS le licenciement des protagonistes identifiés... qui a immédiatement réagi par la voix de son fondateur Guillaume Gibault en indiquant à l'AFP que les mis en cause avaient "immédiatement été mis à pieds à titre conservatoire" et qu'"un programme de sensibilisation sur ces sujets-là" serait probablement mis en place avec le concours de l'association SOS RACISME, un élément que Dominique SOPO, président de l'association en question a lui-même confirmé.
Le propos n'est pas ici de justifier ou d'encourager la discrimination ou le racisme, loin de là. Mais la condamnation de ces pratiques ne doit pas faire obstacle à l'émergence d'une interrogation : est-il souhaitable que la garantie offerte par le droit du travail à la protection de la vie privée de chaque salarié cède sous la pression de la rue, ou, en l'espèce, de réseaux sociaux et d'internet ? N'y a-t-il aucune autre alternative permettant de condamner fermement de telles pratiques, tout en maintenant la distinction entre la vie privée du salarié, et sa vie professionnelle ?
Le droit à la vie privée de chaque salarié : une immunité qui a ses limites.
Comment le Code du Travail garantie le respect de la vie privée de chaque salarié ?
Le principe est acquis et admis de longue date. L'article 9 du Code Civil est sans appel, disposant que "chacun a droit au respect de sa vie privée". Il s'agit d'une liberté fondamentale, qui garantie notamment qu'en tant qu'Homme et Citoyen Libre, aucun salarié ne peut être sanctionné en raison de ses moeurs, de ses relations familiales, de ses opinons politiques, religieuses, spirituelles, politiques, de ses pratiques sexuelles ou de ses origines notamment.
On notera que cette séparation entre la sphère professionnelle et la sphère privée, si elle est rendue de plus en plus poreuse par les nouvelles technologies notamment, fait aussi l'objet d'une protection de plus en plus vigilante par les tribunaux mais aussi par la loi. C'est le cas notamment des "nouveaux droits" consacrés par la Loi EL KHOMRI relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels également appelée Loi TRAVAIL.
Ce principe est mainte fois réaffirmé dans le Code du Travail, qui interdit toute forme de discrimination depuis la rédaction d'une annonce d'emploi jusqu'aux motifs justifiant un licenciement et interdit, en parallèle, toute forme de discrimination dans la rédaction des contrats de travail et du règlement intérieur notamment.
Pour autant, cette "immunité disciplinaire" n'est pas absolue, ni même l'immunité tout court issue du droit à la vie privée.
Première limite : les actes de la vie personnelles se rattachant à la vie professionnelle peuvent être sanctionnés disciplinairement.
Si l'employeur ne peut pas s'immiscer dans la vie personnelle d'un salarié, en revanche il peut parfaitement sanctionner tout comportement répréhensible ou nuisible à l'entreprise commis en dehors du temps de travail, mais en lien avec sa vie professionnelle.
C'est le cas par exemple d'un chauffeur routier dont le permis de conduire a été retiré suite à un contrôle d'alcoolémie positif ayant eu lieu durant une période de repos (Cass.Soc, 02.12.03, n°01-43.227) dans la mesure où le permis de conduire était indispensable l'exercice de son métier, d'un salarié ayant utilisé les services de la banque qui l'employait pour réaliser une escroquerie (Cass.soc, 24.06.98, n°96-40.150) ou d'un éducateur en arrêt maladie qui, sur une foire, avait tenu des propos injurieux sur sa supérieure devant trois adultes handicapés qu'il était par ailleurs chargé d'encadrer dans le cadre de ses fonctions (Cass.soc. 10.12.08, n°07-41.820).
Dans ce cas, et à titre exceptionnel, l'employeur pourra sanctionner le salarié qui se sera rendu coupable dans sa vie personnelle d'un comportement fautif se rattachant à sa vie professionnelle en allant jusqu'à engager une procédure de licenciement pour faute à son encontre.
Il en ira de même pour le salarié qui commet une faute dans le local de l'entreprise, mais en dehors de son temps de travail.
Ainsi, un cadre ayant violemment frappé au visage un collègue lors d'une réunion organisée par le CE hors temps de travail mais dans les locaux de l'entreprise a-t-il été licencié pour faute (Cass, soc, 12.01.99 n°96-43.705), de même qu'un salarié revenu ivre sur son lieu de travail pour insulter ses collègues et les clients présents (Cass Soc 17.07.1996, n°93-46.393) ou se livrer à des violences inexcusables (Cass.Soc, 28.03.00 n°97-43.823).
Seconde limite : le manquement à l'obligation de loyauté peut être sanctionné de manière disciplinaire.
Plus récemment, les tribunaux ont retenu qu'une sanction disciplinaire pouvait être prononcée à l'encontre d'un salarié qui se serait rendu responsable d'un fait dans sa vie personnelle constitutif d'un manquement à l'obligation de loyauté ou de probité pensant sur le salarié dans l'exécution de son contrat de travail.
Encore faut-il, évidemment, que cette obligation ait été connue de lui, en particulier qu'elle ait été inscrite dans son contrat de travail ou le règlement intérieur.
Ce sera le cas par exemple pour un salarié qui s'adonne à une activité lucrative au cours d'une période d'arrêt maladie (Cass.soc, 21.10.03, n°01-43.943), ou pour la salarié d'une caisse d'allocation familiale qui ferait exprès de minorer ses déclarations de ressources personnelles afin de bénéficier de prestations sociales indues (Cass.soc. 25.02.03, n°00-42.031).
Troisième limite : en cas de trouble objectif pour l'entreprise, le salarié peut être licencié pour cause personnelle uniquement.
Si la différence entre vie professionnelle et vie personnelle est relativement intuitive, il n'en va pas de même pour la différence entre la vie privée et la vie personnelle. En effet, la vie personnelle va bien au-delà de la stricte vie privée, puisqu'elle englobe notamment toutes les responsabilités et toutes les activités publiques que le salarié peut entreprendre ou avoir à titre personnel : mandats sociaux ou syndicaux, responsabilités associatives, participation à des soirées ou des manifestations, ...
Or, un salarié peut avoir, dans sa vie personnelle, un comportement qui soit de nature à nuire à l'entreprise qui l'emploi, en particulier à son image de marque. On peut comprendre, par exemple, que la notoriété et l'image d'une banque puissent être ternies lorsque l'un de ses cadres commerciaux est condamné pour délits d'atteinte à la propriété d'autrui (Cass. Soc, 25.01.06 n°04-44.918)...
En fonction des fonctions exercées par le salarié en cause, l'activité de l'entreprise et les conséquences que les agissements en cause peuvent avoir à dans et hors de l'entreprise (sur les clients, les investisseurs, les collègues, les éventuels postulants, ...), la jurisprudence retiendra un trouble objectif causé à l'entreprise, et qui sera de nature à justifier le licenciement du salarié concerné.
Attention toutefois. Ce n'est pas l'acte posé par le salarié qui est en cause ici, mais bien le trouble objectif qu'il aura généré. Par suite, le licenciement ne peut être disciplinaire. Il s'agira donc nécessairement d'un licenciement pour cause personnelle, c'est-à-dire un licenciement ouvrant droit à préavis et indemnités de licenciement.
Dans le cas de la polémique qui touche actuellement l'entreprise LE SLIP FRANCAIS à la suite de la publication de la vidéo montrant deux de ses employés avoir un comportement jugé raciste, c'est bien cette notion qui est en jeu. Et si le trouble objectif devait être constitué, les deux salariés actuellement mis à pieds de manière conservatoire pourraient donc être licenciés pour cause personnelle.
La protection du droit à la vie privée des salariés garantie par le Code Civil peut-elle être réduite par la pression et les réseaux sociaux ?
Risque financier d'un licenciement contre risque financier d'un bad buzz... L'évolution de la notion de trouble objectif.
Et c'est bien là que le bât blesse. Evidemment, toute entreprise évolue dans un écosystème composé notamment de ses clients, de ses fournisseurs, de ses prestataires... Mais ce qui aurait encore pu hier rester aussi privé qu'"une soirée entre potes", pour reprendre l'expression de l'une des protagonistes, s'est transformé en véritable tempête médiatique du fait notamment du développement des nouvelles technologies et, en particulier, du fait de l'importance des réseaux sociaux.
Immédiatement, la direction et le fondateur de "l'entreprise culottée" LE SLIP FRANÇAIS ont annoncé que les salariés incriminés avaient été mis à pieds de manière conservatoire, tandis que beaucoup d'internautes exigeaient leur licenciement et appelaient au boycott de la marque.
Or, sauf si ces salariés ont agi en contradiction directe avec une mention spécifique de leur contrat de travail, du règlement intérieur ou d'une charte de bonne conduite interne à l'entreprise -et il est peu probable que ce soit le cas, aucun de ces salarié n'a commis de faute disciplinaire.
Par suite, si l'entreprise a réagi aussi vite -et elle s'est d'ailleurs enorgueillie de l'avoir fait, il y a tout lieu de penser que LE SLIP FRANCAIS a réagi non pas en terme de droit du travail et avec l'assurance de gagner un éventuel procès derrière, mais bien pour éteindre une polémique qui prenait de l'ampleur.
Et ce, d'autant qu'en septembre 2019 déjà, la marque avait été mise en cause sur les réseaux sociaux en publiant une "photo de rentrée" qui manquait cruellement de diversité selon les internautes... ce que l'entreprise et son dirigeant avaient aussi reconnus, appelant à candidature.
Or, en l'espèce, l'Association SOS RACISME s'est saisie de la polémique, confirmant avoir échangé avec Guillaume GIBAULT, fondateur de la marque LE SLIP FRANCAIS, "un programme de sensibilisation aux problématiques du racisme et des discriminations" tout en annonçant avoir "demandé à ses avocats de déterminer si l'ensemble de ces éléments, pris dans le contexte de la soirée, pourraient être constitutifs d'injures publiques à caractère raciste".
Et on se souvient des scandales provoqués par les publications des photos d'Antoine GRIEZMAN déguisé en basketteur noir, de Justin TRUDEAU en "Aladin" ou de la violente condamnation d'AYA NAKAMURA de l'une de ses propres fans qui s'était filmée le visage maquillé en noir et revêtue d'une perruque bleue, rappelant notamment que "des gens sont morts à cause de cela" et que le blackface, peu importe l'intention, demeure "une pratique humiliante et raciste".
Le risque financier d'un licenciement a cédé le pas au risque financier d'un bad buzz. En d'autres termes, la garantie offerte par le code du travail de respect de sa vie privée au salarié a été supprimée par le risque financier d'un bad buzz...
La diminution du risque financier d'un licenciement abusif, conséquence du Barème MACRON.
Les ordonnances MACRON du 22 septembre 2017 ont probablement constitué l'une des plus importantes réformes du droit du travail de ces 50 dernières années. Les "Ordonnances Loi Travail" comme certains les ont appelées, ont bouleversé le droit du travail sur divers pans importants, et, en particulier, sur la rupture du contrat de travail.
En effet, l'une des mesures phares du dispositif, et l'une des plus contestée, concerne la création d'un barème de dommages et intérêts que tout juge siégeant en Conseil des Prud'hommes devra appliquer en cas de licenciement injustifié. A noter que ces montants ne s'appliquent pas lorsque le licenciement a été déclaré nul en raison notamment d'une violation d'une liberté fondamentale, de faits de harcèlement, de discrimination, ... Auquel cas les anciennes règles continuent de s'appliquer, à savoir le versement d'une indemnité équivalent à 6 mois de salaires minimum.
Ce faisant, l'objectif avoué de cette nouvelle disposition était de permettre de sécuriser les ruptures des contrats en permettant notamment aux entreprises de quantifier précisément le coup d'un licenciement contesté a priori (et donc lui permettre de l'amortir).
Si la philosophie soutenant le mécanisme, c'est-à-dire faciliter la flexibilité de l'emploi, est bien entendu enviable, il n'en reste pas moins que l'effet pervers de la mesure est justement de permettre à un employeur de mesurer le coefficient d'opportunité d'un licenciement "sauvage", les indemnités dues à un salarié licencié sans cause réelle et sérieuse durant les 3 premières années d'exercice étant particulièrement réduites.
Ainsi, lorsqu'une entreprise comme ici LE SLIP FRANCAIS est l'objet d'un bad buzz du fait des agissements d'un ou plusieurs de ses salariés y compris à titre personnel, elle peut parfaitement peser le pour et le contre entre le risque financier identifié d'un licenciement et celui d'une image de marque détériorée. Ce qui fragilise un peu plus la protection offerte par le Code du Travail...
Existe-t-il un vrai risque pour la protection de la vie personnelle des salariés et le droit du travail en général ?
Clairement, sans réserve et sans aucun doute, la réponse est OUI ! Oui, il existe un vrai risque pour le droit du travail et pour la garantie qu'il offre aujourd'hui aux salariés en matière de protection de leur vie privée.
Aujourd'hui, les salariés disposent d'une quasi-totale liberté pour ce qui concerne leurs opinions politiques, leurs opinions syndicales, leurs goûts sexuels... C'est une liberté pour laquelle nos grands-parents se sont battus. Pour paraphraser Aya NAKAMURA, "des gens sont morts pour cela".
Imaginez que demain, un employeur estime que prendre part à des manifestations de gilets jaunes pendant son weekend est contraire aux intérêts et à l'imager de marque de son entreprise, et qu'il estime pouvoir fonder un trouble objectif grâce notamment à diverses études ou statistiques démontrant l'impact de ces manifestations sur la croissance de l'entreprise.
Imaginez que demain, un employeur estime que prendre part à des campagnes contre la vivisection ou la consommation de viande animale soit contraire à son image de marque ou aux intérêts de l'entreprise... Ou qu'employer des personnes LGBT et militantes de cette cause puisse être de nature à lui faire perdre de l'audience auprès d'un certain public...
C'est exactement le même schéma de pensée qui est à l'oeuvre ici. Mais comme dans le cas du SLIP FRANÇAIS, l'employeur estime qu'être raciste ou avoir un comportement en faisant l'apologie ou démontrant son racisme est de nature à être contre ses intérêts... Tout le monde est d'accord, personne ne conteste.
Il est pourtant extrêmement dangereux de légitimer un licenciement du fait de la pression des réseaux sociaux et de l'opinion publique. Plus les licenciement seront justifiés du point de vue "d'une certaine morale", plus la liberté protégeant la vie privée des salariés s'effritera. Et un jour, parce qu'une certaine opinion active sur les réseaux sociaux condamnera un comportement privé, cette liberté individuelle ne sera plus protégée. Est-ce vraiment ce qu'il faut souhaiter ?
Ne pas confondre droit du travail et droit pénal.
Il ne faut pas confondre le droit du travail, qui régit les relations entre un employeur et un salarié, et le droit pénal, qui protège l'ordre public et régit les relations entre les citoyens et l'Etat et entre les citoyens entre eux.
Les actes commis en privé dans le cadre de l'affaire LE SLIP FRANÇAIS, s'ils sont contraires à l'ordre public et tiennent d'un comportement que la société réprime, en l'occurence le racisme, doivent être sanctionnés par le droit pénal et, en l'occurence, par le biais du délit d'injure, publique ou non publique, d'appel à la haine, d'appel à la discrimination...
Il faut alors porter plainte et faire sanctionner le comportement en cause. Puisque c'est une faute privée qui est reprochée ici aux salariés de l'entreprise LE SLIP FRANÇAIS, ce sont les personnes privées qui l'ont commise qu'il faut condamner, pas l'entreprise.
C'est d'ailleurs la voie a priori choisie par SOS RACISME aux termes du communiqué de son président, Dominique SOPO. Et, à notre sens, c'est la voie la plus protectrice de notre société au sens général, du droit du travail et du droit qu'à chacun à la protection de sa vie privée en particulier.
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